Critique de l’ouvrage « Affaires privées », Aux sources du capitalisme de surveillance, Christophe Masutti, 2020

Autant le dire tout de suite l’ouvrage de Christophe Masutti est une réussite, son essai remonte de façon convaincante et très documenté « aux sources du capitalisme de surveillance ». L’auteur part des racines de la surveillance jusqu’aux développements actuels en essayant d’y trouver des remèdes. Impossible de résumer cet ouvrage dense en quelques lignes, chaque paragraphe ou presque fourmille d’idée et de référence. On peut néanmoins mettre en lumière quelques traits saillants.

La première partie sur l’archéologie du capitalisme de surveillance est extrêmement bien documenté. Elle permets de comprendre que la surveillance ne date pas des GAFAM, elle a une histoire bien plus ancienne, des débuts de l’informatique dans les années 1960. On peut même remonter plus loin dans l’histoire des télécommunications. L’auteur décortique cette généalogie de la surveillance, en puisant dans ses profondes racines.

La deuxième partie aborde davantage les aspects juridiques de la vie privée. Les bases de données puis le Big Data, les algorithmes, la télécommunication et le nombre de gens connecté ont changé l’échelle de la surveillance. Ces questions de vie privée sont aussi ancienne que l’ordinateur, on s’y intéresse aux États-Unis dès les années 1960. Les banques, ont été parmi les premiers usagers de ces bases de données à des fins marketing.

Selon moi l’ouvrage décolle vraiment au troisième chapitre, il s’appuie sur son argumentaire sur l’archéologie pour nous révéler ou nous en sommes et comment nous y sommes parvenus. C’est le chapitre que j’ai trouvé le plus intéressant, c’est la continuité naturelle aux deux autres chapitres. C’est aussi le chapitre qui m’a laissé le plus sur ma faim au niveau des solutions mais j’y reviendrais.

En scrutant en permanence les contenus consultés, les « Big Tech » sont capables – et le font – d’orienter le contenu qui s’affiche sur nos écrans dans leurs intérêts et celui des annonceurs, en captant notre attention. Ce n’est plus seulement de la surveillance mais une transformation des contenus proposés, c’est à dire de nos vies puisqu’une grosse partie de nos journées se passe devant nos écrans, connecté à Internet.

Dans les premiers chapitres Masutti cite plusieurs fois Orwell et son célèbre ouvrage (1984). Il remets bien à propos les pendules à l’heure : Orwell décrivait un « Big Brother » omniscient, métaphore d’un État totalitaire ayant l’oeil sur tout. Depuis les années 2000 la surveillance est bien davantage le fait du capitalisme et des sociétés privés. L’État, l’armée, se repose de plus en plus sur des sociétés privés pour recueillir des informations sur les citoyens. En proportion des volumes de données des GAFAM et leur Big Data, les États savent peu de choses à propos de leurs citoyens. Cela démontre un État de plus en plus dépendant des milieux d’affaires – on comprend mieux ainsi le titre de l’ouvrage « Affaires privées », comme si ces questions avaient dépassé les gouvernements.

Le capitalisme de surveillance c’est tout un système économique qui est basé en permanence sur l’« écoute » des faits et gestes des internautes (où cliques t-ils, combien de temps restent t-ils, qu’achètent t-ils, que lisent t-ils, etc). Pour constituer ces big data il faut d’énormes capitaux, à l’échelle des GAFAM, ce n’est plus une économie pour dégager un salaire, faire tourner une entreprise, répondre à un besoin, c’est une industrie qui créé de la données pour elles-mêmes, en tant que fin en soi. Ces données créer un autre monde, un double numérique de nous-même, un « Big Other » comme l’a dénommé justement Shoshana Zuboff.

J’ai beaucoup apprécié l’intégrité de l’auteur qui nous rappelle, dans la continuité de son archéologie, l’origine de cette notion de capitalisme de surveillance. Tout en citant Shoshana Zuboff qui l’a popularisé dans un ouvrage et surtout dans les médias, il cite J.B. Foster et R.W. McChesney qui en sont à l’origine. Shoshana Zuboff souhaite un capitalisme « responsable », alors que les auteurs d’origine était beaucoup plus critique vis à vis du capitalisme. Christophe Masutti critique également ce capitalisme devenu hégémonique.

Alors que faire ? L’auteur nous dit « la lutte contre le capitalisme de surveillance ne peut être décorrélée d’une lutte économique et sociale » (p435).

Pourtant un peu plus loin il nous dit de ne pas perdre son temps à militer mais plutôt à donner l’exemple, en passant à l’action, en proposant des solutions, « en préfigurant ». (p436)

Masutti, à la suite d’autres auteurs, propose de préfigurer, c’est à dire créer des solutions alternatives reposant sur un fonctionnement interne rejetant le centrisme ou la hiérarchie. Ces solutions doivent refléter la société future que nous recherchons.

Il cite dans son modèle d’avenir, déjà en train de s’écrire, le philosophe Bernard Stiegler et l’économie de la contribution. Stiegler n’invente pas la société de contribution, elle est issue des logiciels libres. Masutti ne suis pas complètement Stiegler dans son analyse. Pour ce dernier il faudrait sonner la fin du capitalisme et du consumérisme tel qu’il existe, pour que la société de contribution s’épanouisse, sinon elle restera au stade embryonnaire.

L’idée de Masutti c’est que les Big Tech contribue massivement au logiciel libre, en terme de financement et de contribution. Et il y a des choses très bien, des savoirs sur Facebook. On ne peut pas tout rejeter – il n’a pas tort.

Pour Masutti il faudrait « adopter une logique de l’action pour imposer au politique les savoirs et les pratiques collectivement élaborés et d’ores et déjà adoptés ». (p422)

L’auteur souhaiterait que les données personnelles (anonymisées) soient traités comme des biens communs pour éviter une exploitation commercial par le privés. C’est aussi ce que souhaite d’autres auteurs, comme David Chavalarias dans son ouvrage Toxic Data (2022), dans le contexte de la fragilité de nos démocraties lors des élections. Sur ce point, comme beaucoup d’autres, ces deux auteurs se rejoignent. Selon C. Masutti, dans un sens plus large, étant donné que le capitalisme de surveillance repose sur l’exploitation des données, « [celles-ci] devraient être considérées comme des biens communs ». (p424)

La ou j’ai du mal à suivre Christophe Masutti, c’est comment y parvenir sans changer nos institutions, nos lois ? Il cite plusieurs auteurs et ouvrages sur l’économie collaborative, la société de coopération, l’archipélisation des initiatives, les réponses sont-elles dans ces ouvrages ?

Selon lui « les institutions publiques s’adaptent là où les pratiques les mènent, par la force des choses. Le refus lui, ne peut être qu’idéologique.». (p422)

J’ai du mal à penser qu’en créant de nouveaux projets collaboratifs, qu’en y contribuant, ou en adoptant des logiciels libres, ou encore en créant des « archipels » de projets allant dans la bonne direction, on change radicalement l’ordre des choses. On est face à la même problématique que le réchauffement climatique, les choix individuelles ou sous forme de collectifs engagés, sans légiféré, sans changer notre modèle économique, sans prendre une nouvelle direction politique, sont-ils suffisants ? C’est ma seule critique sur cet ouvrage, il ne m’a pas convaincu sur la façon d’arriver à une vrai société de contribution ou les Big Tech ne serait plus hégémonique, monopolistique comme actuellement.

En conclusion et malgré ce bémol, peut être parce que je n’ai pas bien compris où l’auteur voulait en venir, lisez-le les yeux grands ouvert, c’est une mine de références, d’analyses pertinentes et d’érudition. Il n’y a pas de déterminisme de la surveillance, l’ouvrage permets de comprendre pourquoi il vaut mieux s’engager, utiliser des logiciels libres, résister en produisant des biens communs, des contenus sur des blogs, plutôt que des données qu’ont donnent aux capitalistes de la surveillances.

(4,5 sur 5)

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