Tour de l’Oisans et des Écrins (Alpes)

Entre beauté et fragilité : une journée sur le GR54

Lac Noir sur le Plateau d’Emparis

Cet été 2023, j’ai marché sur le GR54, en faisant le Tour de l’Oisans et des Écrins, à cheval entre l’Isère et les Hautes-Alpes. Le massif des Écrins est classé depuis 1973 parmi les 11 Parc Nationaux français, récompensant un patrimoine naturel exceptionnel.

Ce document n’a pas pour but de décrire l’ensemble de l’itinéraire mais d’en décrire une journée, qui m’a beaucoup marqué, entre Le Désert en Valjouffrey et le Refuge de la Muzelle. Plus petite étape du sentier en termes de distance (15,7km), c’est aussi l’une des plus dure puisqu’elle traverse deux cols avec 2150 mètres de dénivelé positif. Cette étape sera ma première rencontre avec un glacier, celui de la Muzelle, dans un environnement exceptionnel.

Cette journée vous fera, je l’espère, un peu ressentir ce que j’ai éprouvé lors de cette randonnée d’une distance de 194km pour 12000 mètres de dénivelé positif sur 9 jours.

C’est moins l’exploit sportif que j’ai recherché que l’envie d’aller au plus près de la nature et à la rencontre des locaux (surtout à travers les hébergements) et d’autres randonneurs.

Le Tour de l’Oisans et des Écrins caracole le plus souvent entre 1300 et 2600 mètres d’altitude ce qui implique de cheminer, en forçant le trait, un peu comme dans des montagnes-russes, mais ici dans un environnement moins métallique, entre vallée et col. On traverse quelques villes et villages mais c’est surtout le désert des hommes, la nature, parfois sauvage, qui est omniprésente. La seule station de ski traversée est celle de Serre-Chevalier, à proximité de Le Monêtier-les-Bains (mon étape de départ). Les autres stations de ski sont visibles seulement au loin, ou de façon peu gênante, au pied des pistes, avant le démarrage d’un col.

C’est parti pour cette cinquième étape entre beauté et fragilité. Pour se mettre dans le bain, avant de parcourir cette étape, j’avais déjà parcouru 91,2km et 5327 mètres de dénivelé positif, ainsi, déjà pas mal « coupé du monde ».

De l’effort physique, à la beauté et à la fragilité des paysages

Toute randonnée, dans les Alpes ou ailleurs, offre son lot de beauté à découvrir. Mais bien souvent les itinéraires les plus reculés, les plus sauvages, les plus beaux, ne sont accessibles qu’à pied. De même, si l’on veut être seul, ou le premier à découvrir de beaux lacs, c’est encore à pied qu’il faut y aller.

Ma cinquième étape entre le Le Désert en Valjouffrey (nom d’un charmant village pas si désertique) et le Lac de la Muzelle fut l’une de mes plus belles journées. C’était aussi l’une des plus difficiles et l’une des plus courtes puisqu’elle ne comportait que 15,7km avec toutefois 2150 mètres de dénivelé positif et 1310 mètres de dénivelé négatif. Même pour un randonneur aguerri, cela représente une belle étape, surtout qu’il s’agissait de parcourir deux cols, donc monter et descendre, deux fois, plus de 1000 mètres de dénivelé dans la même journée.

Cette journée était très belle, niveau météo, quasiment tout le temps dégagé, ce qui a contribué à mieux apprécier les paysages.

Si j’ai choisi de décrire plus spécifiquement cette journée c’est parce qu’elle m’a fait prendre conscience de la beauté, bien sûr, mais surtout de l’équilibre fragile, précaire, j’oserais même dire, en sursis, des paysages traversés. Lors de cette journée, j’allais découvrir mon premier glacier, véritable choc, visuel et émotionnel. Pour un vosgien, pas habitué à voir des glaciers en montagne, c’est un moment exceptionnel.

Prévoyant, je suis parti du Désert à 7h00 du matin, après un efficace petit-déjeuner à 6h30, comme je l’avais demandé à ma très accueillante et dévouée hôtesse, Samia.

départ dans la brume

Départ du gîte des « Arias » à 1266 mètres d’altitude. Le démarrage s’est fait dans la brume. Progressivement, plus je me dirigeais en direction du disque solaire, plus celui-ci pointait le bout de son nez et réchauffait mon corps encore engourdi. De même, à mesure que je montais en altitude les arbres se faisaient plus rares, laissant la place aux rochers et aux prairies fleuries. Les fleurs m’ont émerveillé tout au long de la randonnée, on en trouve une diversité incroyable. Des fleurs jaunes en forme de clochettes, et bien d’autres couleurs viennent enrichir la palette florale, violettes, bleues, blanches1. En altitude à 2000 mètres, en ce début juillet, on se croirait en plein Printemps. Les herbes et tiges végétales sont bien vertes, ici on ne manque pas d’eau.

Bientôt, je devine le sommet, situé à 2290 mètres d’altitude. La vision des rochers, au loin un peu plus haut, encore dans la brume, était assez mystique. Une fois dépassé l’épais brouillard un spectacle s’offre à moi : une mer de nuages. Pour l’instant le spectacle est à 180° avec des sommets aux pointes acérées, dépassant les 2500 mètres, parfois couverts d’un peu de neige. Au-dessus un grand ciel bleu sans nuage. Superbe.

Je ne suis pas encore au sommet mais je m’en rapproche. Je n’ai plus que quelques centaines de mètres à parcourir en ligne droite, quasiment sans dénivelé. Devant moi, dos aux sommets, s’offre un nouveau spectacle : des centaines de moutons avancent en ligne droite assez resserrée le long de la montagne. Un patou2 aboie. Il m’observe, fait son travail, protège son troupeau. Son maître, le berger, n’est pas très loin, à l’arrière du vaste troupeau. Je repère un autre chien, celui-ci est resté en retrait. Dans la plupart des troupeaux que j’ai pu observer, le travail de gardiennage se fait au moins avec deux chiens. Les moutons ont été fraîchement tondus, certains sont noirs ce qui me semble curieux. Ce sera le plus grand troupeau que je verrais pendant ces 9 jours. C’est toujours impressionnant d’observer avec quel agilité le troupeau se meut entre les rochers sur des versants escarpés. Un spectacle en soi, isolé, unique, ou je suis le seul spectateur, loin des panneaux publicitaires et des foules.

Col de Côte Belle, 2290 mètres

mer de nuage après la montée partiellement dans la brume

Me voici au sommet de mon premier col, Côte Belle à 2290 mètres. A nouveau un cadre magnifique s’offre à mon regard. Comme bien souvent lorsque j’atteins un col, le ciel est dégagé et la vue à 360°. J’ai donc droit aux deux versants de la montagne. Surprise, l’autre versant, formant un cirque, est également sous les nuages. Au loin se découvre seulement les sommets à plus de 2000 mètres. Selon l’orientation des sommets, il y a encore pas mal de neige sur certains versants. Je vais donc redescendre dans la brume. Dommage, mais finalement, comme nous allons le voir, ce ne sera pas une si mauvaise nouvelle.

Mais d’abord je m’assis quelques minutes, bois un peu d’eau, admire, et accessoirement me repose un peu. Je viens quand même d’avaler 1000 mètres de dénivelé et il est encore tôt.

J’aborde la descente, ragaillardi. J’observe rapidement des roches acérées dépassant de la montagne. Ces roches sont dressées de façon oblique. Plus je descends la montagne et plus elles sont fines et pointus. La brume refait progressivement son apparition. L’ambiance est magnifique, mystique ! Les roches sont variées dans leur positionnement et leur taille, elles évoquent quelque chose d’un peu irréel. Vu la finesse de certains de ces rochers, j’ai l’impression qu’ils transpercent la montagne : des poignards. Je passe même sous l’une de ces lames rocheuses, à l’horizontal, dépassant au-dessus du sentier.

Je suis subjugué par tant de beauté et dégaine toutes les 10 secondes mon appareil photo pour immortaliser ces moments que j’ai tant de peine à décrire. J’ai la bonne idée alors de me retourner : le ciel bleu transperce au fond à travers la brume : c’est extraordinairement beau. Je suis seul. Je n’ai encore croisé personne sur ce versant-ci, je suis seul au musée géologique. L’entrée est gratuite. Ces amas rocheux, menaçant, m’évoque, comme un flash, un tableau du peintre Caspar Friedrich « Mer de Glace ». Pourtant je suis bien en montagne, pas de glace ici. Caspar Friedrich a aussi peint « Le voyageur contemplant une mer de nuages » mais ce n’est pas cette peinture la qui se dresse devant moi.

des poignards plantés dans la montagne
des poignards plantés dans la montagne
Mer de glace par Caspar Friedrich
La Mer de glace par Caspar David Friedrich, une troublante ressemblance…

J’apprendrais plus tard que ces curiosités géologiques sont dénommées « Orgues de Valsenestre »3 du nom de la localité où ils sont situés. Mes yeux m’ont fait voir une mer de glace, des couteaux poignardant la montagne et nous voici avec des orgues, le spectacle continu, est-ce encore une montagne, un musée, une tragédie, ou un opéra ?

En descendant encore un peu, je traverse une pépinière de sapins. Quand je regarde un peu plus haut, ces roches au loin, le contraste est saisissant : les aiguilles des sapins contrastent merveilleusement avec les roches qui se découpent à travers la brume percée par la lumière.

en descendant je suis à nouveau dans la brume avec un contraste saisissant entre roches et sapins

Ces scènes que j’ai immortalisées à travers mon appareil photo resteront à jamais gravées dans ma mémoire. Je croise quelques randonneurs qui font la montée dans l’autre sens, je dis au premier couple rencontré d’ouvrir bien les yeux, ce que j’ai vu la haut est exceptionnel.

Les sapins et mélèzes se font de plus en plus hauts, quoiqu’assez espacés. La brume est toujours là. Entre les sapins se trouvent des prairies de fleurs aux couleurs roses, violettes, jaune et bleu. Le vert des tiges et feuilles prédomine en toile de fond dans ce tableau de maître.

En descendant encore, quasiment au creux de la vallée, vers 1500 mètres, je croise plusieurs employés du Parc National des Ecrins. Ils entretiennent les chemins, piochent et débroussailleuse à la main. La beauté de la nature fait place à la dure réalité. Le chant des oiseaux fait place au prosaïque bruit des outils. Je discute deux minutes avec le responsable car j’avais une question à propos du balisage et je m’intéresse à son travail. Il m’apprend qu’une partie du chemin, en amont, s’est dérobée à la fin de l’hiver et que le sentier a été réparé pour le début de la saison touristique, fin juin. Il m’apprend aussi que des bénévoles travaillent sur la réfection des sentiers. Sans doute un appel… Ces sentiers, création de l’homme, sont bien plus récents et bien plus fragiles qu’on ne voudrait le croire. « Parc des Ecrins », mais pour combien de temps ?

Je fais une pause et mange une barre de céréales au creux de la vallée, quasiment au bord d’un ruisseau. Il doit être vers 10h15. J’ai bien avancé, j’ai parcouru la moitié de ma journée, soit 8,5km avec déjà 1024 mètres de dénivelé positif et 799 mètres négatifs. Mais ma journée est loin d’être terminée. La montée qui s’annonce devant moi s’annonce plus difficile que le premier col matinal que je viens d’avaler. Il me reste encore très exactement 1123 mètres de grimpette.

Second col : montée vers le Col de la Muzelle

La montée commence gentiment. Sur ma gauche j’aperçois une bergerie et je me souviens qu’un randonneur rencontré quelques jours plus tôt dans un gîte m’avait dit que cette montée serait difficile et que la dernière occasion de faire le plein des gourdes serait ici, à une fontaine se trouvant à côté de la bergerie. Un chien aboie, il est derrière la clôture de la maison, cela ne m’empêche pas de remplir l’une de mes gourdes. Prêt à poursuivre mon chemin. Il ne fait pas trop chaud mais il vaut mieux avoir des réserves – au cas où.

Tout en montant, je découvre sur le côté à nouveau deux cascades se déroulant dans un épais filet d’eau le long de la paroi rocheuse. Ces cascades se rejoignent un peu plus bas pour former un torrent puis une rivière à mesure que la pente de la vallée s’adoucit. C’est à côté de celui-ci que j’ai pris un en-cas au creux de la vallée. La montée est longue mais pour l’instant pas plus difficile que celles que j’ai déjà effectuées. Je traverse à nouveau des prairies délicieusement parsemées de fleurs. Le vert domine. Au loin se détache une couronne de massifs rocheux parsemés de neige par endroit. Au-dessus, le ciel bleu, encore voilé de brume. Plus j’avance, plus je monte, plus l’environnement devient rocailleux et la neige visible entre des coins de montagne moins bien exposés. Le soleil, ici non plus, n’irradie pas partout la terre de la même façon. Derrière moi se dessine maintenant une mer de nuages.

après la montagne riante un véritable mur de schiste à gravir!

La montée n’est pourtant pas terminée, je vais même vivre l’un des moments les plus vertigineux de tout ce périple. Devant moi s’élance un véritable mur de schiste. Une montagne noire dont le sommet n’est même pas visible. La roche est craquelée, friable, poussiéreuse, repoussante en fait. Pourtant il faut bien gravir la pente, elle fait, renseignement pris, 40°4 et zigzague à travers la paroi des dizaines de fois de façon de plus en plus serrée. Une vrai expérience cette montée. Interminable aussi sous le cagnard du soleil proche de son midi. Il y a un randonneur qui serpente à quelques dizaines de mètres au-dessus de moi, je le vois monter mais jamais je ne le vois arriver, accentuant cette sensation de montée infinie.

Col de la Muzelle, 2606 mètres

Enfin, me voilà au sommet. Le col de la Muzelle est étroit, deux autres randonneurs sont là. Il y a beaucoup de vent, je remets ma polaire, prends quelques photos et m’assois au pied d’un cairn quelques minutes pour boire un peu et surtout me reposer de cette ascension inouïe. J’ai lu quelque part sur un blog qu’il y avait 50 lacets pour atteindre le sommet schisteux, c’est peut-être un peu beaucoup mais c’est sans doute proche du ressenti… Cette montée je l’ai vécue comme le supplice de Sisyphe5, aussitôt un lacet parcouru, un autre se présentait dans l’autre sens, et ainsi de suite, en ayant la sensation de ne jamais en finir. Physiquement mémorable et sans doute aussi inénarrable. C’est typiquement le genre de chose à vivre. Dans un autre texte, lors de ma randonnée sur le sentier de Stevenson6, j’avais essayé de raconter ce plaisir ressenti à randonner : l’idée c’est que pour se faire plaisir, il faut parfois un peu souffrir. Tout ceci n’a rien à voir avec le masochisme, mais a plutôt un rapport entre notre corps et notre esprit (« je vais y arriver »), mais aussi la chimie de notre cerveau : les endorphines qui nous récompensent lorsqu’on est au sommet… C’est peut-être ça qui nous invite à recommencer, à ne garder aussi que les bons souvenirs en minimisant la souffrance vécue. Même si je ne me souviens pas avoir souffert physiquement, mentalement c’était difficile, je me souviens m’être dit de ne jamais parvenir au sommet, j’ai éprouvé de l’impatience mais, sur le moment, c’était aussi un plaisir de faire quelque chose d’aussi unique, quasiment impossible à prendre en photo et aussi difficile à partager.

La vue depuis le col est dégagée du côté nord, suite de mon sentier. Le panorama est magnifique, on voit à des dizaines de kilomètres. Un peu plus bas, au centre de ce panorama, se dégage dans une tâche bleue foncé, le lac d’origine glaciaire de la Muzelle et encore plus loin la station de ski Les Deux Alpes surmontée de sommets enneigés dépassant les 3000 mètres. Devant moi, sur un tapis de cailloux, il y a encore pas mal de plaque de neige restante. J’aborde la descende confiant, le plus gros est fait. Je n’ai pas encore mangé, je me dis que je chercherai un coin sympa un peu avant d’arriver au lac, lieu de ma prochaine étape.

La descente est rapide, elle contraste avec la difficile montée. Mieux, plus je descends et plus le paysage devient magnifique, à mesure que je me rapproche du lac. Derrière moi je quitte progressivement la caillasse et les poches de neige. Bientôt je suis surpris par un événement singulier : de petits ruisseaux s’écoulent sous la neige. Ils ruissellent par- dessus les rochers formant de petites cascades. Ce spectacle s’accentue à mesure que je descends, la montagne est vivante, elle me susurre à l’oreille sa mélopée.

Lac de la Muzelle et sommets en arrière plan

Bientôt, le lac encore visible il y a peu, est caché par un flanc de montagne sur ma droite. Le sentier chemine maintenant entre le filet d’eau devenu soudain torrent et la montagne à la paroi verticale. A nouveau le théâtre de la nature m’offre son show : une belle cascade d’une petite dizaine de mètres s’offre à mes yeux, juste au-dessus de moi. Le soleil brille fort par-dessus la montagne. Je regarde à contre-jour la cascade, qui m’offre en raison du soleil en face de moi, de magnifiques halos colorés7 que je tente d’immortaliser. Les gouttelettes qui sautent par-delà les rochers, engaillardies par le soleil, brillent comme une rivière de diamants. Je suis subjugué, ce n’est pourtant que le début de cette descente enchantée.

Tout en poursuivant le GR, je traverse le torrent, ce qui me permet d’avoir du recul sur le flanc de montagne. En continuant à descendre, et à mesure que je prends du recul, un nouveau spectacle s’offre à mes yeux ébahis. Ce n’est plus une petite cascade que je vois maintenant, mais une série de plusieurs cascades, au débit puissant. Derrière, la montagne est encore fortement enneigée. En levant encore un peu les yeux, je suis étonné par la présence d’une grosse masse neigeuse : c’est un glacier ! Mon premier glacier. Il s’agit du glacier de la Muzelle. Soudainement je réalise alors ce que m’offre la nature, une composition d’ensemble d’une beauté incroyable, riche et variée. Résumons. Tout au- dessus, à près de 3500 mètres, se dresse les sommets granitiques ou gneissiques. En dessous le glacier. Encore plus bas une grande quantité de neige, par plaques plus ou moins importantes. Une coupure assez nette se fait ensuite dans la montagne, entre la roche au-dessus et un fort dénivelé provoquant les cascades – les chutes d’eau pour le dire autrement. Au niveau de cette cassure, on quitte la neige, remplacée par la végétation. Dans le pré où je me trouve à 2200 mètres d’altitude, et d’où j’observe ce spectacle naturel, la végétation est luxuriante, l’herbe est verte, les fleurs sont de toutes les couleurs.

Les cascades se rejoignent pour former un puissant torrent, bruyant et viril, qui alimente un peu plus bas le Lac de la Muzelle.

Cascades formant un peu plus bas un torrent alimentant le Lac de la Muzelle
Détail sur le glacier de la Muzelle

Devant ce cadre de toute beauté je décide de trouver un petit coin pour m’installer et manger. Je suis près d’un autre cours d’eau et m’assois sur un rocher, au milieu des herbes et des fleurs. Je suis bien. Je savoure mon repas préparé par Samia, la charmante hôtesse de mon dernier gîte. Deux fois sur trois, j’ai acheté mes pique-niques dans les gîtes et refuges, davantage pour des raisons pratiques. Cela m’évitait une trop grande organisation pour les achats et le repérage des petits magasins avec leurs horaires souvent non continus, dans les villages traversés. Parfois, comme ce fut le cas aujourd’hui je ne traverse aucun village, donc cela aurait nécessité de transporter des stocks de nourriture. Un peu plus coûteux donc mais plus pratique niveau organisation et poids du sac.

Après avoir passé mon repas à observer attentivement chaque parcelle de la nature qui m’enlace, je décide de prendre mon appareil photo pour zoomer – à défaut de jumelles – sur le glacier et mieux l’observer. On y observe de belles couleurs bleutées, mais aussi des plis lui donnant un aspect extraterrestre. On dirait la peau d’un alien, Moebius8 y aurait-il mis un coup de crayon ? A cette altitude, si proche des sommets, du ciel, on n’est plus tout à fait sur terre. D’ailleurs est-ce un hasard si le corps, même en forme physiquement peut ressentir le « mal des montagnes » au-delà de 2000 mètres après un effort9 ? Bien sur chaque personne est différente et le ressentira différemment selon sa sensibilité et son expérience. Plusieurs fois j’ai pu observer des aigles et d’autres rapaces à mesure que je me rapprochais des cols. A ces altitudes, la nature est reine, l’homme est petit, remis à sa juste place.

Petite réflexion sur cette fragile beauté

Cette nature sauvage, d’apparence « vierge », qu’on croirait volontiers éternelle est pourtant bien fragile, et c’est sur cette fragilité que j’aimerais revenir. Tout le monde a entendu parler du réchauffement climatique. L’une de ses conséquences, c’est la fonte des glaciers avec la hausse du niveau des océans. Mais ce n’est pas tout. C’est tout un écosystème qui est en train d’être modifié. Quand je repense à ces paysages, on a le sentiment que rien n’a changé. Pourtant ne soyons pas dupe, ce glacier et beaucoup d’autres, reculent inexorablement. Dans le Beaufortain (Alpes) où j’ai randonné l’an dernier (2022), des locaux m’ont affirmé, photos anciennes à l’appui, que les sapins étaient plus hauts maintenant dans les montagnes. Un degré de plus, ce sont des arbres qui peuvent se retrouver 150 mètres plus haut en altitude10. Les paysages changent.

Un des éléments remarquables de cette randonnée, et qui m’a particulièrement frappé, c’est l’omniprésence de l’eau. Pas seulement la molécule d’eau qui nous désaltère, mais le bruit du mouvement qui accompagne la vie. Les torrents, nombreux, présent chaque jour de la randonnée m’ont impressionné par leur puissance.

Mais d’où provient cette eau ? Les montagnes sont de véritables réservoirs, c’est la fonte des neiges qui alimente le débit des torrents. La neige permet aussi de retarder la fonte des glaciers. Le problème c’est qu’avec le réchauffement climatique il y a de moins en moins de neige. Les glaciers reculent rapidement depuis 30 ans11.

Quand les glaciers auront disparu – peut être d’ici à la fin du siècle – certains bien avant, les réserves d’eau seront bien limitées. Le débit des torrents sera bien moindre, certains cours d’eau n’existeront plus. Adieu alors cascade, torrent, ruisseau, pré fleuri, vallée chantante…

Avec le réchauffement climatique le volume de neige devient moindre chaque année et il faut aller de plus en plus haut pour en trouver.

Dans les Vosges, où je randonne souvent, les effets du réchauffement climatique sont bien visibles. Dans certains secteurs les sapins sont attaqués par les scolytes, favorisés par la sécheresse12,13. Des pans entiers de forêt sont déboisés pour éviter la propagation. De nouvelles essences sont plantées, plus résistantes. Sans parler bien sûr des incendies.

Fin mai, j’étais en randonnée avec des amis sur le GR533, qui traverse les Vosges, de Sarrebourg à Belfort. Nous avons manqué d’eau. Les sources étaient souvent à sec. Les ruisseaux ne délivraient plus, parfois, qu’un timide débit. Rien avec voir avec les torrents des Alpes.

Alors, randonnée dans les Alpes en ce début juillet, et voir autant d’eau, autant de beauté, autant de puissants torrents, lacs et glaciers, cela fait plaisir.

Ne soyons pas pessimistes, mais faisons tout notre possible pour limiter les dégâts. Chaque dixième de degré compte. Si j’ai voulu randonner dans les Alpes cet été, c’était aussi pour voir cet écosystème. Pour moi un glacier cela reste quelque chose d’exceptionnel, je n’y suis pas habitué, je n’en vois pas tous les ans. J’ai pu voir par moi-même la beauté de cette nature, mais aussi l’illusion de quelque chose de perpétuel.

En discutant avec certains locaux j’ai pu me rendre compte qu’il y avait une certaine résignation : « Tant qu’il y aura de l’eau… », voir un certain scepticisme « On voit les glaciers reculer puis réapparaître plus vigoureux l’année suivante ». Pour l’instant j’ai le sentiment que les effets du réchauffement sont moins visibles dans les Alpes que dans les Vosges. J’avoue avoir été très agréablement surpris par ce que j’ai vu, mais je ne veux pas donner l’illusion d’un admirateur béat. C’est bien conscient des dangers que notre modèle de consommation représente pour la nature que je dis qu’il faut agir, chacun à son niveau, en faisant du mieux qu’il peut. Ce n’est pas en faisant l’autruche « comme si de rien n’était » que les choses changeront, mais en étant plus sobre, mieux informé, plus lucide.

Derniers mètres et arrivée au refuge

Lac de la Muzelle avec en haut à gauche le glacier

Je quitte mon nid douillet ou j’ai pu me restaurer, me reposer, méditer aussi, plus léger.

Un peu plus bas, je croise un randonneur qui admire comme moi un peu plus tôt ce tableau de la nature. Je lui lance quelque chose comme « Bonjour ! Quelle beauté, quelle harmonie ! ». Il me répond gaiement, sous le charme, et me dit qu’au bord du lac il a vu de magnifiques papillons bleus.

En effet, bientôt je longe le lac de la Muzelle et suis surpris d’y croiser des nuées de petits papillons bleus que je n’avais pas encore vus sur ce GR. S’agirait-il d’une espèce endémique qui se développerait dans ce fragile écosystème ?

Pendant toute cette randonnée j’ai croisé de nombreux papillons, très colorés, souvent assez grands. En ville, et même à la campagne, on voit de moins en moins de papillons en raison des pesticides. Alors j’en profite et fait le plein de belles images.

Le refuge de la Muzelle est idéalement situé au bord du lac, isolé à 2102 mètres d’altitude. J’arrive tôt, il est 13h45. Il y a déjà pas mal de monde, j’apprendrais qu’il y a une autre voie d’accès depuis le Bourg d’Arud (situé à 944 mètres d’altitude). C’est une autre bonne grimpette, mais ces courageux randonneurs prouvent que c’est faisable aussi en quelques heures et près de 1200 mètres de dénivelés.

La plupart des randonneurs qui vont au refuge y passent la nuit ou bien campent sur l’autre rive du lac, l’emplacement est gratuit. Le refuge possède tout le confort, eau chaude, pension complète et lits en dortoir.

La personne qui m’accueille au refuge me tutoie immédiatement. La convivialité est de rigueur. Parfait. Comme j’arrive en avance on me dit qu’il faudra attendre pour poser mes affaires. En attendant je peux m’installer ou je veux et personne ne m’obligera à consommer. Il y a même des tables à l’ombre sous des tonnelles, cela tombe bien il fait très beau. La vue sur le lac, le glacier, la montagne est sublime. On ne voit pas d’ici la cascade ni le torrent, la montagne et ses charmes se dévoile aux plus curieux, il ne faut pas non plus croire qu’on vous donne le plus beau à voir aussi facilement. Tant pis pour ceux qui ne vont pas plus loin que le refuge !

A propos des refuges et des gîtes, on m’a plusieurs fois parlé de l’« Hospitalité montagnarde ». Ici on y fait confiance pour le paiement quand les gens n’ont pas d’espèces et que le gîte/refuge ne prend pas la CB (cela arrive). On dit aux gens de faire un virement ou de payer plus tard, et ça marche ! Concernant l’accueil, je me suis toujours demandé comment ils font en cas de mauvais temps, pour un groupe qui n’a pas réservé. Il paraît, d’après des randonneurs plus expérimentés que moi, que les personnes sont accueillies et dorment sous les tables ou sur les tables quand il n’y a vraiment plus de place ! Au niveau des horaires des petits déjeuners, j’ai remarqué aussi, souvent, une grande adaptation. Beaucoup de gens aiment commencer à randonner tôt, alors quand le petit déjeuner est prévu à 7h00, par exemple, il est possible de venir plus tôt et de se servir dans la thermos de café (ou thé…), le reste est en self-service bien souvent.

Comme on parlerait volontiers de l’anonymat ou de l’aliénation des villes, de la convivialité dans les villages ou tout le monde se connaît, il y a donc bien un monde, des codes et coutumes, une humanité dans l’anthropologie des montagnes. La montagne c’est le lieu par excellence ou l’homme a appris à vivre – à composer – avec la nature et pas l’inverse. Pour le dire autrement, que ne fait-on pas subir à la nature dans nos vallées, nos plaines, nos villes.

Accoudé sur la même table, je sympathise rapidement avec deux amis en train de siroter un verre. Ils me demandent d’où je viens. Après avoir fait connaissance, je leur apprends que je chemine sur le tour des Écrins. Ils sont originaires de la région et se font un plaisir de me demander, sans doute nostalgiques, mes étapes et des détails sur mon parcours. La discussion est intéressante, j’en apprends un peu plus sur mes copains d’un après midi. L’un d’eux a quitté la région et vit au Québec. Il est allé voir récemment les Chutes du Niagara (Niagara Falls) et a été très déçu… je le comprends, j’y suis allé en 2006 et j’avais déjà à l’époque été extrêmement choqué par ce qu’on en a fait : un parc d’attraction avec casinos, hôtels dans des gratte-ciels de luxe et bateau à sensation au pied des chutes. C’est triste, le site, exceptionnel, est complètement dénaturé.

En apprenant la suite de mon parcours sur le GR, le compère qui vit toujours dans les Alpes, me fait des recommandations sur les sites naturels à ne surtout pas manquer. Il me parle d’une variante du sentier sur le Plateau d’Emporis (ce sera ma 8ème étape). Il y a deux lacs à voir absolument à ce niveau. Je prends note et suit tout ouïe. Effectivement j’ai effectué ce petit crochet et le Lac Noir avec La Meije (sommet à près de 4000 mètres) en arrière-plan a été l’un de mes plus beaux souvenirs. Merci beaucoup cher camarade, j’ai suivi ton conseil et n’ai pas été déçu !

Ainsi va la vie du randonneur, au gré des rencontres, de la météo aussi, le chemin change, le programme évolue et c’est très bien comme ça.

Des efforts largement récompensés

La plupart des sites naturels que j’ai découvert lors de cette randonnée ne sont accessibles qu’à pied. Hormis autour de quelques villes (Vallouise, Bourg d’Oisans, etc), je n’ai pas beaucoup vu de voiture en circulation. Je précise « en circulation » car il arrivait de temps en temps que je vois des véhicules stationnés à tel ou tel endroit (départ de randonnée, etc). En montagne, j’ai souvent croisé plus de marmottes, et encore bien davantage de moutons, que de randonneurs.

Le sentiment de liberté éprouvé dans ces vastes espaces, sans humains, sans technique, était exceptionnel. Comme je l’ai dit plus haut, on a l’impression d’être dans des lieux vierges, sauvages, qui n’ont pas changé. Si l’homme n’est pas intervenu directement c’est parce qu’à ces altitudes, en raison du relief et du climat, l’aménagement du territoire n’est pas commode. La vie humaine y serait hostile. D’autre part le coeur du parc des Écrins étant protégé comme site naturel, cela ne risque pas de changer. A la marge, autour du parc, j’ai pu observer la création de nouvelles centrales hydroélectriques, miroir de la réalité énergétique de notre pays.

Ainsi c’est donc à pied, loin de l’aménagement du territoire, des super-structures, que ces beautés naturelles se laissent découvrir. Et pourtant ce sentier, ces gîtes et refuges sont bien de la main de l’homme. Sans eux, pas de traces, pas de chemins, pas de refuge pour la nuit. J’ai le sentiment qu’à cette échelle l’intervention humaine est compatible avec l’épanouissement de la nature. Comme si l’homme y faisait encore bon ménage, sans excès. Après tout lorsqu’on reste sur son sentier, on ne dérange que modérément la nature et les animaux sauvages, souvent cachés loin de nous. Habitant tout près des Vosges, je constate après deux années de suite à randonner l’été dans les Alpes, que la pression démographique y est bien moindre. Les espaces y sont plus vastes, l’altitude n’est pas propice à la présence humaine, malgré des installations de sports d’hiver que je trouve souvent trop visibles ou trop nombreuses.

Bien des fois j’ai été émerveillé par les paysages. Les photos permettent d’en rendre compte de façon très partielle. A moins d’être un excellent photographe c’est difficile d’approcher l’émotion ressentie sur place. Même remarque avec la description littéraire, à moins d’être extrêmement doué, les mots restent bien plats face à la verticalité des parois.

Plus d’une fois je me suis dit devant ces montagnes, lacs, cascades, torrents, qu’une main divine était venue ici planter ce décor. Ces parterres de fleurs, prairies, arbustes, si bien arrangés, si colorés, m’ont semblé tout droit sortis de l’imagination d’un paysagiste céleste.

Un parterre de fleur, à chaque fois d’une étonnante diversité et coloré

C’est à travers l’effort physique, le fait d’être sur place, d’y être, que le corps peut le mieux ressentir ces émotions. Parfois la douleur remplace le plaisir, comme pour mieux nous rappeler nos limites, ou de façon plus matérielle, un équipement inadapté. Le corps c’est aussi l’esprit, celui-ci cogite en même temps que nos pas. C’est tous nos sens qui sont stimulés par la marche. Combien d’idées « bonnes » ou fumeuses, éthérées ou fantasques, n’ai-je déjà eu en marchant14.

La lenteur est sans doute la clef pour mieux apprécier ces paysages. Après quelques jours de marche, à son rythme, on s’éloigne de la modernité, d’abord physiquement, puis psychiquement. Marcher pour « fuir » la civilisation. Neuf jours pour parcourir 194km c’est un non-sens économiquement parlant. Un non-sens de marcher en boucle, une absurdité, pour notre modernité. Paradoxalement, c’est pourtant à ce prix que j’ai vraiment eu le sentiment d’être connecté à la nature, d’en faire partie. Je reste encore émerveillé par le nombre de lacs ou de panoramas, lors du passage d’un col, que j’ai pu découvrir, seul, ou presque, puisque des faucons ou des aigles n’étaient jamais très loin, visibles dans le ciel ou criant.

Nous n’atteignons jamais réellement les sommets, il y aura toujours cette nature au- dessus de nous, autour de nous, dans laquelle l’Homme, fera toujours partie. De même, on ne s’enfuit pas éternellement, on ne fait que s’éloigner, et c’est ce pas de côté, désiré, qui est salvateur.

Marcher en direction des crêtes est un désir puissant que je réalise quand mon corps me le fait ressentir. D’autres se ressourcent en nageant, en faisant du yoga, ou en pratiquant d’autres activités sportives, le plus important c’est de s’avoir s’écouter pour trouver l’état homéostatique dans lequel on se sent bien.

Alors marchons, randonnons, faisons fonctionner notre corps, la récompense est sur le chemin, dans la pratique. J’espère vous avoir donné envie d’aller un peu plus haut ou un peu plus loin en marchant. Cela vaut tous les trésors de se déconnecter comme je l’ai fait, des écrans, d’internet, de la marche folle du monde d’en bas, pour aller à la rencontre de ces espaces préservés, fragiles, que notre humanité doit tout faire pour préserver.

Fabien Romary, août 2023

Photos et cartes du parcours :

https://photos.app.goo.gl/ENjUfNfq8sH2v7Xt9

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Notes :

1https://www.ecrins-parcnational.fr/dossier/fleurs-des-prairies

2chien de montagne chargé de garder les moutons

3https://www.isere-rando.com/topos/orgues-de-valsenestre-col-de-cote-belle-2290-m/

4https://rando.ecrins-parcnational.fr/trek/918957-Le-col-de-la-Muzelle

5https://fr.wikipedia.org/wiki/Sisyphe

6https://www.romary.fr/wp-content/uploads/2022/01/recit-de-voyage-Chemin-de-Stevenson-GR70.pdf , randonnée réalisé à l’été 2021, page 61

7https://fr.wikipedia.org/wiki/Facteur_de_flare

8Jean Giraud, célèbre auteur de BD de science fiction

9https://www.irbms.com/altitude-mal-aigu-montagnes/

10https://www.francebleu.fr/infos/environnement/en-images-avec-le-rechauffement-climatique-la-foret-remonte-dans-le-massif-du-mont-blanc-1669319482

11 Regarder ce time lapse sur twitter, c’est éloquent

12https://www.francebleu.fr/infos/environnement/secheresse-scolytes-incendies-comment-les-forets-du-grand-est-sont-devenues-une-source-de-co2-7238066

13https://reporterre.net/Favorises-par-le-changement-climatique-les-scolytes-attaquent-la-foret-boreale

14Rien de neuf, la marche est bonne pour la santé et l’intellect, beaucoup d’auteurs fameux, comme Jean Giono, Nietzsche, Goethe, Stevenson, pour ne citer que ceux-là, aimaient marcher.

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